October 18, 2009

Les suicides à France Telecom auraient-ils pu être évités?

par Jean-Jacques Lamboley, Consuleo


Les media français et internationaux ont abondamment commenté depuis plusieurs semaines le mal-être au travail des employés de France Telecom, mal-être pouvant aller dans certains cas jusqu'au suicide.
Pour mieux comprendre la situation, commençons par résumer la position des différents acteurs, telle qu'elle a pu apparaître à travers leurs déclarations.
Face à l'évolution du marché et à la montée en puissance des concurrents, la Direction a décidé de mettre en œuvre un plan de restructuration, assorti de nouveaux objectifs de rentabilité. Pour la Direction, ce plan est la seule réponse possible, par conséquent il n'est pas négociable.
Les employés, et en particulier les plus anciens, sont entrés à France Telecom par amour de leur métier, mais aussi et surtout parce que l'entreprise offrait à l'origine toutes les garanties de stabilité et de sécurité de l'emploi. Ils ont pour la plupart une forte culture technique, une faible culture économique, et une faible culture client. Pour atteindre les objectifs fixés, la Direction a adopté semble-t-il une méthode musclée, consistant à exercer une forte pression sur l'ensemble du personnel pour atteindre les objectifs fixés. En cas de performance jugée insuffisante, des sanctions ou menaces sont prévues. Le middle management est chargé de faire appliquer les directives, et de contrôler leur bonne exécution.
Les syndicats, selon une tradition bien ancrée dans la société française, s'érigent en défenseurs des employés et des avantages acquis au fil du temps. Ils se figent dans une attitude défensive, consistant principalement à militer pour obtenir l'abandon du plan, sans proposer de véritable alternative.
Les personnels accompagnant les personnels en difficulté (médecins, psychiatres) dénoncent le management par l'intimidation et la terreur. Ils ont tiré à plusieurs reprises la sonnette d'alarme, mais cela n'a remis en cause ni le contenu du plan, ni son déroulement.
Plutôt que disserter, comme beaucoup l'ont déjà fait, sur le rôle et la responsabilité des différents acteurs dans cet échec, j'aimerais vous exposer le point de vue d'un spécialiste en conduite du changement sur cette situation.
Les bienfaits de l'analyse systémique.
Les dirigeants des grandes entreprises françaises sont pour la plupart issus des grandes écoles d'ingénieurs. Lorsqu'ils se trouvent confrontés à un problème, ils adoptent spontanément un raisonnement analytique, consistant à rechercher la cause du problème, et à proposer une solution pour l'enrayer, sans tenir compte de réactions qui risquent de rendre la solution envisagée inopérante, ou pire, d'aggraver le problème.
L'approche systémique au contraire, consiste à regarder la situation dans son ensemble, et à lister toutes les interactions possibles. Par exemple, en cas d'erreur, on peut se lancer dans une recherche du coupable, et prononcer une mise en garde ou en sanction, ou bien s'interroger sur les raisons qui ont pu amener à commettre cette erreur. Cet employé est-il le seul à faire des erreurs dans l'équipe ? Est-ce que des erreurs sont régulièrement constatées ? Comment le taux d'erreurs a-t-il évolué au cours des derniers mois ?
Respecter le passé.
Les dirigeants d'entreprise engagent souvent un changement majeur en réaction à une situation qui se dégrade. Par exemple: les concurrents sont plus performants, les clients sont plus volatiles, la part de marché diminue, etc.
En mettant l'accent sur la nécessité de se ressaisir face aux difficultés, la Direction sous-entend que les employés sont à l'origine de la mauvaise performance. Il faut changer les habitudes sans tarder pour redresser la barre, sinon le bateau va couler !
Mais les employés ne comprennent pas ces accusations : le management était satisfait de leur travail jusqu'ici, alors que faut-il changer ? Exhorter les troupes à faire plus, mieux, plus vite… tout en ajoutant une multitude de contrôles, revient à dévaloriser tout ce qui a été fait jusqu'à présent. De tout cela, les employés ne retiennent que l'augmentation de la pression et du stress.
L'ambiance de travail s'en trouve fortement dégradée : le climat de confiance est remplacé par un climat de suspicion, où chacun doit en permanence justifier qu'il fait bien son travail. On observera également une certaine nostalgie de la situation antérieure, qui contribuera pour certains à entretenir un état dépressif.
Mobiliser autour d'un projet.
Le changement projeté a plus de chances de susciter une forte adhésion s'il est présenté, non pas comme la nécessité de corriger des erreurs passées, mais bien comme la réponse adaptée aux nouveaux défis à relever. Dans cette nouvelle donne, chacun doit comprendre et accepter son rôle, être capable de s'engager pour atteindre les objectifs fixés, et enfin être convaincu que cette évolution sera bénéfique pour l'entreprise, mais aussi pour lui. Autrement dit, il s'agit d'un projet où il n'y a pas ceux qui gagnent d'un côté, et ceux qui perdent de l'autre, mais où tout le monde va y gagner.
Si le projet est mal compris et mal accepté, on observera une attitude passive proche de la survie. Le "réussir ensemble" souhaité par la Direction se transforme malheureusement en "chacun pour soi". La confiance a disparu, le jeu collectif est remplacé par le jeu individuel, et l'efficacité de l'ensemble va diminuer. Si la Direction décide de passer en force, l'entreprise risque d'entrer dans une spirale infernale : pression forte, stress important, climat détestable, moral au plus bas, résultats décevants, pression encore plus forte, etc. dont elle aura beaucoup de mal à se sortir, avec les conséquences parfois dramatiques que l'on connaît.
La créativité, moteur du succès.
Le seul objectif possible pour une entreprise n'est pas la survie, mais la croissance. Si l'offre est techniquement comparable à celle des concurrents, si le service est équivalent, le seul critère de choix des clients sera le prix. Le principal facteur de différenciation, ce qui permettra d'attirer des nouveaux clients et de fidéliser les clients actuels, c'est bien sûr l'innovation, laquelle n'est pas forcément technique…Un projet d'entreprise innovant avec des perspectives d'évolution positive pour les employés a plus de chances de susciter l'adhésion qu'un projet du type "il va falloir se serrer la ceinture" !
Reconnaître et récompenser les talents.
Beaucoup d'entreprises ont mis en place un système de primes individuelles pour récompenser les employés ayant dépassé les objectifs fixés. Ces objectifs sont très souvent biaisés, car ils dépendent de facteurs extérieurs, qui échappent au contrôle des employés jugés. En cas de succès, les employés s'en attribuent le mérite, mais en cas d'échec, ils invoquent des raisons extérieures, suscitant parfois un sentiment d'injustice.
Bien peu d'entreprises savent reconnaître et récompenser les "vraies" contributions individuelles ayant permis des gains significatifs, pouvant se chiffrer en dizaines de milliers ou de millions d'euros.  Le fait de reconnaître et de récompenser les talents permet aussi de stimuler l'innovation (voir point précédent).
Positionner le client au centre de la stratégie.
Les grandes entreprises françaises sont dirigées par des ingénieurs, qui mettent en avant la technicité du produit et sa performance. La notion de service client est peu développée en France, y compris chez les opérateurs Telecom et les fournisseurs d'accès Internet. Des opportunités de développement existent pour les sociétés qui décideraient d'écouter davantage leurs clients, et de prendre en compte leurs attentes.



                            Publicité d'un opérateur exploitant l'image ringarde de France Telecom


Clarifier et renforcer le rôle du management.
Les aspects humains comptent peu dans la stratégie des grandes entreprises françaises, pourtant le niveau d'investissement personnel des travailleurs y est élevé. Les employés qui se sont suicidés étaient tous très impliqués dans leur travail. Aux Etats-Unis, quand les conditions de travail ne sont pas bonnes, les employés ont tendance à lever le pied.
Il est frappant de constater que lorsqu'une entreprise entreprend un changement important ou doit surmonter des grosses difficultés, c'est pratiquement toujours le personnel qui doit se remettre en cause et se former. La priorité ne devrait-elle pas être mise sur la formation du management au plus haut niveau ?
Conclusion
Pour sortir définitivement de la crise actuelle, la priorité absolue de la Direction devrait être de rétablir la confiance, et de mobiliser les énergies vers un nouveau projet d'entreprise. Cela passe certainement par une réflexion autours des thèmes que nous avons abordés, et par une remise en cause radicale des stratégies développées jusqu'ici.
Cette transformation du style de management est-elle en marche ?
L'avenir nous le dira…


Jean-Jacques LAMBOLEY accompagne les entreprises dans leurs démarches de progrès. Ses principaux domaines d'intervention sont la conduite du changement, l'amélioration de la performance, et la valorisation de l'innovation. Pour plus d'informations www.consuleo.com


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